jeudi 29 novembre 2012

#4 - HORS-CHAMP

Malgré toutes ces petites manies qui auraient pu le laisser penser, il n’avait rien d’un théoricien du complot. Les petites affaires du monde le laissaient assez indifférent lorsqu’elles ne touchaient pas sa personne, et le climat social délétère (pour employer un cliché cher aux journalistes) ne l’intéressait pas plus que les lignes de métro automatisées de la capitale, qu’il empruntait en préférence à toutes autres.
Malgré tout, il ne croyait pas aux grands mystères des origines de l’homme, même, sans aller jusqu’à l’astrologie, même les suppositions scientifiques que l’on considérait pourtant comme arrêtées – Darwin et son « hypothèse » puisqu’il faut bien les citer – le laissaient dubitatifs. Non. Pour lui, l’homme était avant tout la créature d’un instant, une brassée d’air captive d’un ballon qui se dégonfle, le souffle qui anime quelques poussières, un instant au zénith, le lendemain un peu plus bas, inéluctablement plus bas, jusqu’à se retrouver couché sur une civière, puis sur le sol, puis sous le sol. Il développait tout de même quelques théories, notamment au sujet de la descente rapide des échelons de la dignité, mais il les jugeait à peine tolérables pour accompagner le ballon de blanc et la poignée de cacahuètes qu’il s’envoyait à un comptoir de brasserie après le travail. Non, ce n’était pas un mystique.
A défaut de correspondre à ces catégories, on aurait pu vaguement le ranger dans celle des beaufs ou des abrutis (vaste domaine), ce que ne manquaient pas de faire certaines de ses plus proches connaissances, et on aurait eu raison, sans aucune condition, si, justement, il n’y en avait pas eu une, de condition, une sorte de jardin secret qui l’imprégnait d’un fond de culture et d’un vague intérêt romanesque : il était passionné par le cinéma, et plus particulièrement les vieux films en noir et blanc.
J’ai pris toutes les précautions rhétoriques pour situer un peu notre bonhomme, son caractère, ou plutôt son absence de traits distinctifs, mais croyez bien que ceci n’expliquera en rien ce qui va suivre.
Ce qui lui plaisait le plus, dans ces vieux films, c’était le hors champ. Tout ce qui dépassait de la pellicule, tout ce qu’il ne pouvait pas voir mais qu’il ressentait avec une acuité profonde lorsqu’il se mettait à communier avec le film. A cet égard, le noir et blanc était plus éloquent que n’importe laquelle de ces hideuses colorisations qui lui avaient succédé. Dans les vieux Lubitsch, les Pabst et les Wegener, il pouvait s’imaginer un monde aux couleurs de son choix. On aurait pu le croire motivé uniquement par son imagination, mais le processus était plus complexe puisqu’il épluchait aussi les photographies de tournage, les récits de vies d’acteur et les documentaires pour se faire une idée plus juste de chaque teinte. De la même manière, tout l’appareillage technique l’intéressait au plus haut point, les caméras, les éclairages, les bobines de pellicule, les projecteurs, les accessoires, les techniques, les scripts et même les prises de son n’avaient pas de secret pour lui. Il lui arrivait, pour certains films, de connaitre le casting complet, et de mettre en parallèle la vie des acteurs avec les grands moments de tournage. Il avait été jusqu’à visionner les scènes de certains films en respectant l’ordre dans lesquelles elles avaient été tournées. Il aurait pu être un grand expert. Il aurait pu. Il n’en avait jamais vu l’intérêt. Son caractère, encore lui, le poussait à préférer une attention personnelle au désir de partager, il aurait trop eu l’impression de montrer sa science. D’ailleurs, personne, pas même ses amis les plus proches, si l’on pouvait appeler ainsi ceux avec qui il trinquait épisodiquement, pas même ses amis ne connaissaient cette coupable passion pour le cinéma d’avant la 3D, le dolby, les effets informatiques et le technicolor.

Ça l’a pris comme une intuition. Il avait développé ça, après trente ans de recherches acharnées et de visionnages méthodiques, des intuitions, disons plutôt une capacité avancée à établir des liens entre les différents éléments, à corréler les indices récoltés dans la pellicule pour en tirer des conclusions rapides et définitives. Certains diraient un pouvoir, une faculté. Pas lui. Il n’y pensait même pas, c’était devenu naturel.
Ça l’a pris devant M le maudit, lors du huitième visionnage, le 22 mars 2010, comme il devait ensuite le noter dans le calepin où il répertoriait ses sorties à la cinémathèque. Dès le début, on découvre une scène où une petite fille tourne en désignant ses camarades, les éliminant les uns après les autres, en chantant une comptine allemande. Son attention déjà ne se portait plus sur la scène. Il sentait les techniciens bouger tout autour, superposant leur ronde à celle des enfants. La vue était surélevée, il lui aurait suffi de taper du pied pour éprouver la solidité de la plateforme sur laquelle le caméraman réalisait la prise de vue. Il y avait autre chose qui lui arracha un sourire. Il s’enfonça dans son fauteuil et se concentra sur le bord droit de l’image, légèrement flou. On distinguait à peine un rayon de poussière, une tache indistincte qu’on aurait pu prendre pour un problème d’optique ou un flou artistique.

Non.

Pas pour lui.

Lui, il aurait plutôt dit que…

vendredi 23 novembre 2012

#3


#2



Il aime jouer au grand monsieur. Quand personne ne le regarde, dans son bureau, toute sa personne se redresse ; la courbe de son dos retrouve instinctivement la rectitude du dossier, son visage se raffermit, sa bouche se crispe. Il donne dans la parodie, mouvements secs de la tête, sourires en coin. D’un index déterminé, il replace ses lunettes. Ses yeux glissent à la surface de l’acajou, lancent des ordres secs et précis aux mains qui réorganisent les tas de papiers en piles impeccables. Tout est immanquablement tassé, dans la longueur, dans la largeur, puis à nouveau dans la longueur. Il replace l’abat-jour de la lampe et fait sauter une poussière impertinente qui avait pris sa manche pour une piste d’atterrissage.

Lorsque ses cheveux tombent, il les conserve dans des boîtes. Depuis qu’ils se sont mis à grisonner, il les classe par nuances. Patiemment, il compile ses pertes capillaires, à la manière d’un almanach.

Il se rappelle du moment où il a perdu sa première dent. C’était de nuit, il rentrait chez lui. Il avait cette sensation dans la bouche, cette instabilité qui avait progressivement envahi tout son être. Sa langue excitée s’agitait dans tous les sens. Devant sa porte, il avait cherché un instant ses clefs avant qu’un choc ne l’arrête. Il porta la main à sa bouche et tâta son râtelier. L’impertinente prenait place chez les prémolaires, en haut à gauche. Il l’agrippa comme il put, un peu aidé par le tartre qui rendait la prise moins glissante, puis il tira. Un coup sec. DÉCHARGE.
            Plus tard, il plaça la dent sur sa table. Il y avait encore du sang autour des racines. Il s’était rincé la bouche et au moment où son ivoire perdue trônait sur le formica blanc, il tamponnait sa gencive avec un morceau de sopalin roulé en boule. La douleur, sèche de l’arrachage avait disparu au profit d’une sensation irradiante. Le sang battait et sa joue était comme prise de tremblements nerveux. Il ferma les yeux.
            La seconde dent ne bougeait pas vraiment. Pas au point de tomber, et ses doigts ne suffirent pas à la déloger. Il lui fallut l’aide d’une pince et d’une certaine forme d’impatience pour l'extraire. La décharge fut précédée d’une longue et pressante douleur, pathétique tentative de commandement de son cerveau à la main en contournant la zone de la conscience. Il résista un moment, basculant la pince de droite à gauche en grognant, impulsant le mouvement. Il y eut un grand bruit dans sa tête alors qu’une racine cédait, La dent se délogea brutalement. Sa tête partit en arrière et faillit heurter un mur. Il se retrouva assis, sa chemise maculée de sang.
            La troisième vint plus tard, quelques années au moins. Il faut dire que l’expérience dernière avait fini par une intervention chirurgicale assez désagréable.
            La quatrième suivit de deux mois la troisième. Cette fois-ci il procéda avec un fil et une porte selon une méthode plus que douteuse qui lui sectionna violemment la lèvre.
            A partir de la cinquième, il considéra qu’il avait pris une habitude et que le rite était désormais clairement défini.

            De nombreuses années plus tard, il devait souvent revoir ses dents arrachées. Il les avait conservées comme autant de témoignages de son existence. Sa bouche n’avait plus connu de douleurs depuis l’installation d’un magnifique râtelier artificiel qu’il pouvait enlever à volonté, testant la solidité de l’enduit, appréciant en connaisseur la succion que produisait son décollement progressif et seul ce succédané témoignait timidement du fait qu’il était toujours en vie. Une pâle copie de ce picotement, de cette radiance qu’il sentait envahir sa mâchoire après le bruit sec du délogement et les quelques secondes d’hébétude qui suivaient l’opération, alors qu’il essayait de son mieux de ne pas se mettre du sang partout.

Une succession de moments égrenés en témoignage de lui-même, ces quelques moments où il avait pleinement conscience d’exister, alors qu’il scrutait la brosse de ses cheveux pour en tirer une maigre récolte, alors qu’il sortait la pince de sa boite à outil, alors qu’il fermait la porte de son bureau.

#1