jeudi 18 avril 2013

#14bis - RITOURNELLE



Il écoutait d’une oreille distraite l’air de rock rétro qui s’évaporait du juke-box vintage. Ses yeux se fixèrent avec insistance sur la coupe de glace fraise-vanille posée devant lui. Il admira la fonte des grands glaciers et l’immersion de colonies de paillettes sucrées dans une mer de lait avec une émotion sans pareil. […]

L’heure passa dans ce grand néant, les doigts qui pianotaient sur le formica, sans trop savoir pourquoi il se trouvait dans ce diner, ni qui avait fait de si larges ourlets à son pantalon. Il devait attendre une femme. Il n’en était plus très sûr, mais les signes ne lui en dirent pas plus et s’évadèrent de la pièce. Les murs nus, les glaces bien polies, la large vitrine, les sièges en cuir rouge, plus rien ne lui parlait. Il se sentit très seul.
Puis son attention se perdit à nouveau, il songea à celle qu’il attendait, il s’en souvenait désormais, cette petite femme replète à la beauté de cochon de lait. Des cheveux longs et bouclés, le teint pâle et les formes prononcées sous son bustier. Il se prit à rêver l’avoir rencontré un jour de pluie, à la sortie d’un cinéma. Elle n’avait pas de parapluie et il l’avait escorté jusqu’à chez elle, une chambre meublée que ses parents lui avaient aménagés là pour ses études. Ils ne savaient pas qu’elle en avait fini depuis longtemps avec la fac et qu’elle cachetonnais maintenant dans quelques productions de petite envergure où elle dévoilait un peu de ses charmes au second plan. Elle savait bien qu’il lui manquait quelques centimètres pour percer. Qu’elle avait quelques kilos en trop. Mais elle trouvait déjà un plaisir très lucide à se retrouver là, exposée au regard de tous ces gens, techniciens, metteur en scène…
Derrière la vitre une silhouette s’arrêta.
Un homme, peut-être, sanglé dans une parka boursoufflée. Derrière lui, le ciel s’est couvert. La lumière a rasé les toits et a fini par ne venir habiter que les lettres de néon de la devanture. Il n’y avait rien sous son chapeau, rien de discernable. Rien à quoi il puisse accrocher le regard. Il était comme […] puis la forme était partie.
[…]
Mais lui, il savait. De sa place ou d’ailleurs, de derrière, de là où il était réellement - réellement ? -, dans son lit ou son fauteuil, les yeux fermés, ou dans le vague, derrière ce décor où les minutes passaient en accéléré, il savait que les boursoufflures de l’imper cradingue cachaient en réalité le corps adipeux de quelque monstruosité. Une bête qui n’avait d’humain que quelques ancêtres lointains, peut-être, qui avaient été longtemps torturés dans un trou profond ou une cave ; et qui cachait sa méchanceté, et surtout un appétit de souffrance terrible. La chose s’était arrêtée devant lui, l’espace d’un instant, et ses yeux avaient glissé le long des tables, des banquettes rouges, dans sa direction ; et il savait que la chose l’avait remarqué. Enfin. Elle l’avait remarqué lui, le vrai, au-delà.
Le vrai lui, celui qui avait créé cette mise en scène, ce diner, ces ourlets trop grands, cette situation, cette ville et cette époque dans l’idée de se rapprocher de celle qu’il attendait – peut-être – pour autant qu’elle existe – sans la moindre certitude. Mais la silhouette, par contre, il était sûr de ne pas l’avoir inventée. Elle était venue d’ailleurs et l’avait percé à jour. Il se dit que d’étranges choses peuplaient les rêves, vivant dans les couches interstitielles de la conscience, et il espéra simplement que, même si elles pouvaient faire preuve de lucidité, elles ne parviendraient pas à transpercer la surface de la réalité et à se glisser de l’autre côté.
La musique s’arrêta. La glace avait fondu sur la table et coulé sur ses genoux. Le patron était parti, la lumière aussi. Elle ne viendrait pas cette nuit.

jeudi 28 mars 2013

#14



Nul ne trouvera ici de limite que son propre rêve.

Il avait passé de nombreux jours à se frotter la peau à l’aide d’une pierre ponce, laissant apparaître, ça et la, de grandes plaques de chair à vif.
Frotterfrotterfrotterfrotterfrotterfrotterfrotterfrotterfrotterfrotterfrotterfrotterfrotterfrotterfrotterfrotter
Il pensait ça en boucle, en cadence, en rythme avec le mouvement abrasif et, quelque-part ailleurs dans son cerveau, il comptait les allers et les retours.
Nul ne trouvera sous sa chair que ce qu’il a voulu y mettre. Il avait écrit cette phrase au blanc correcteur sur la couverture d’un de ses cahiers, au lycée. Il avait pensé faire une belle phrase, lâcher un peu de lui dans la nature, mais une fois inscrite, elle n’avait jamais vraiment voulu s’en aller et il lui arrivait d’y repenser à l’improviste, juste avant le sommeil, ou à un moment plus incongru, en lisant la jaquette d’un livre, au rayon charcuterie du supermarché, ou même à son travail, pendant qu’on lui parlait au téléphone.
Il ne se souvenait plus et, par moment lui venait l’envie irrépressible de vérifier ce qu’il y avait en dessous, de faire un retour sur lui-même à sa manière, radicale, de voir littéralement sous les apparences. Alors il frottaitfrottaitfrottait sa cuisse, jusqu’au sang, et encore un peu après, soufflant sur les peaux mortes, épongeant à l’aide de sopalin les perles de sang qui apparaissaient rapidement. Il prenait les feuilles unes par unes, les appliquait prudemment sur son derme à vif, tamponnait deux-trois secondes. Une fois imbibée, il passait à la suivante jusqu’à totale absorption. Ensuite, il recommençait à poncer.
Une fois la journée achevée, il réunissait les feuilles par ordre chronologiques et se perdait en interprétations sur les mystérieuses écritures que son sang avait produit. Il notait tout avec attention dans un petit carnet qu’il rangeait à une place bien déterminée de sa bibliothèque. Sa cuisse le brûlait alors et il prenait un certain plaisir à la douleur. Il la classait au rang des sensations utiles, de celles qu’il ressentait lorsqu’une tache importante était accomplie.


Des phrases, il en avait écrit plein sur la couverture de ses cahiers. Elles s’étalaient désormais en épaisses croutes friables, posées les unes sur les autres au fond d’un carton, au fond d’une cave, très très loin, dans une cave, ailleurs, chez ses parents. Ils avaient gardé tous ses cahiers comme autant de reliques les ramenant au temps où leur fils leur appartenait, où ils pouvaient disposer de lui à leur guise. Depuis son départ, sa mère n’avait pas spécialement pensé à lui. Non qu’elle l’ait effacé, mais elle l’avait remisé (un peu comme les cahiers) dans une boîte au fond de sa mémoire, là où elle empilait les moments agréables qui avaient trouvé une fin. Elle attachait une attention toute particulière à ne pas laisser les choses s’éterniser, et son fils avait été une chose comme une autre. Alors il avait été classé.
Son père, lui, avait eu plus de difficultés à « abandonner » ses enfants, et lui en particulier, son aîné, qu’il avait essayé d’éduquer pour qu’il devienne son meilleur ami. Ça n’avait pas fonctionné, bien entendu et il portait encore en lui le goût amer de cet échec. Alors, à la faveur d’une après-midi neigeuse, il lui arrivait d’exhumer de la cave un carton pris au hasard et de feuilleter les vieux cahiers, les livres pour enfant, les tracts étudiants et toutes ces épaisseurs de papier qu’il leur avait laissé, comme un héritage inversé. Le père y voyait une manière de communier avec son fils. Il lisait les phrases, sur les couvertures, « Ne jamais marcher avec la tête en arrière », « Nul ne trouvera sous sa chair que ce qu’il a voulu y mettre », « l’homme averti garde toujours un œil à l’intérieur de lui-même » et, sa préférée, « nul ne trouvera ici de limite que son propre rêve ». Il trouvait à cette dernière phrase un charme tout particulier, une invite philosophique qu’il considérait comme tout à fait pertinente. Cette phrase, magistralement écrite par un adolescent qui se piquait de philosophie lui ouvrait des perspectives qu’il n’aurait pu découvrir par lui-même. Il se souvenait bien de la première fois qu’il l’avait lue, deux ans auparavant, alors que le manque de son fils était tellement fort qu’il avait pour la première fois ouvert les cartons, tout en se reprochant de faire intrusion dans l’intimité de son grand. C’était une petite trahison, se disait-il, mais un grand amour pardonne largement une petite trahison.

jeudi 21 février 2013

#12 - HORS-CHAMP


De sa rencontre avec le fantôme de l’actrice muette, rencontrée dans le hors champ, il avait obtenu la faculté de voir dans les marges. Plus rien ne l’intéressait que l’à-côté, le blanc entourant le texte, les trous de la pellicule, le souffle et le larsen léger qui couraient derrière l’enregistrement sonore. De sa compréhension des bordures, il fut à même d’expliquer ses manies. Tout était lié, bien entendu et non non non, aucune théorie du complot n’affleurait derrière sa nouvelle vision du monde. Plutôt une lucidité, un sens de la déduction qui confinait à l’illumination.

Il commença à voir les esquisses ratées. D’une coquille typographique, il put remonter aux défauts du caractère de plomb ou du manque de pression lors de l’impression. Il pouvait examiner les versions multiples d’un manuscrit à partir d’une simple faute d’orthographe. Il sentait les hésitations de la plume, comment le grain du papier influençait la pensée de l’auteur et, à partir de là, les propriétés intrinsèques du style, sa propre conception, le projet qui avait conduit à sa réalisation et la main du façonnier. Ouvrir un livre devint pour lui un exercice périlleux. D’une épreuve à l’autre, en équilibre, il se perdait dans les variantes de l’histoire, remontait la généalogie de l’auteur, pénétrait son caractère et se laissait aller aux angoisses de celui qu’il lisait. Un bref instant durant, il devinait le processus créatif dans son ensemble, réunissant en une seule migraine les sources d’inspiration, les aspects biographiques, les coups de génie et le fruit du hasard. Ces aspects du monde secret des textes lui provoquaient de terribles migraines et il restait ensuite de longs moments dans le noir pour atténuer ces sensations exacerbées.

Ce nouveau pouvoir continua d’inonder sa vie jusqu’à en devenir le point central. A mesure qu’il commença à pouvoir le maîtriser, il sut comment voyager depuis chez lui en partant d’un simple objet de consommation courante, visitant des usines, suivant le façonneur chez lui, explorant son intérieur. Il s’amusait à leur donner des noms et bientôt sa solitude se peupla de tous ces gens qui, par une simple action ou un complexe processus de réflexion, avaient contribué à créer les choses qui peuplaient son quotidien. Il ne voyait plus le peigne qui le coiffait, pas plus qu’il ne se regardait dans le miroir, il menait une conversation secrète avec ses nouveaux amis.

Il en vint à essayer de relier les gens entre eux, à trouver des rapports secrets entre ses fantômes. Il apprit que le bucheron qui avait abattu l’arbre dont on s’était servi pour son plancher avait travaillé sur une machine fabriquée en Pologne, justement dans la ville où avait été extrait le charbon qui produisait l’électricité dont se servait l’imprimeur slovaque chez qui avait été composé ce livre d’images qu’il conservait sur sa table de chevet. L’imprimeur utilisait lui-même une colle produite à partir de déchets de poissons attrapés notamment par le chalut d’un italien au large des côtes maltaises.

Il parcourut des boucles, tournant entre ses divers objets de par le monde, explorant les usines d’Europe et de Chine, les mines de fer et les puits de pétrole, les grandes forêts dont on extrait le papier et celles que l’on débite en copeaux agglomérés, les imprimeries d’où étaient extraits ses plus beaux livres et celles qui avaient commis le papier-peint de sa chambre. Il visita de nombreuses verreries, des industries chimiques et toutes sortes d’industries et de dépôts aux quatre coins du monde. Il fit vingt traversées de l’Atlantique en cargo et bien plus d’allers et retours dans la cale d’un avion, il remonta le temps à la recherche de certaines figures historiques. Il se demandait jusqu’où il pouvait aller, plonger au cœur de ces années oubliées, remonter jusqu’au commencement, trouver, à force d’explorations, le premier outil, le premier de ces singes à avoir maîtrisé le feu…


Le déroulé des années ne lui semblait plus si linéaire ni infini…

jeudi 31 janvier 2013

#10



C’est de la Dynamite, de la Dynamite, de la DYNAMITE…

Il n’avait que ce putain de mot à la bouche et il le répétait comme une comptine pour enfants. Un peu de plus et il allait m’exploser à la gueule, un beau plantage qu’il me faisait là.

De la DYNAMITE je te dis, de la DY-NA-MI-TE

Je ne voyais pas bien où il voulait en venir. Il avait passé la dernière heure à m’expliquer son idée révolutionnaire, comme quoi il allait réconcilier le monde entier en écrivant un film sur la vie de Lewis Caroll, mais transposée au XVIIIe siècle.
Une pochade tout au plus, l’un de ces films grotesques dont il avait le secret. Je me souvenais encore de sa version de peau d’âne de l’été précédent, où il avait absolument tenu à remplacer l’élément central par de la squame de reptile.

De la Dynamite, tu te rends compte ?

Oui oui, je lui ai dit. Autant enfermer mes objections, de toute façon il allait le tourner ce putain de film, manquait plus qu’à trouver la vedette. Je voyais déjà le casting. Un grand brun avec une coupe Prince Valiant pour le révérend. Quant à la petite Alice, on trouverait bien une actrice porno désireuse de se reconvertir pour l’incarner, une fille en bouche et en seins à qui on enfilerait cette saloperie de robe bleue et Blanche made in Disney et qui ferait des mamours à n’en plus finir, et roule ma poule jusqu’à ce qu’on ait plus de péloche.

De la Dynamite, de la Dynamite.

Là j’ai suspecté un problème chez lui. Il était peut-être en train de me faire un putain d’AVC là, devant moi. Son cerveau malade avait tourné à n’en plus finir, il était tombé dans le terrier du lapin et il allait rester là pendant des jours et des jours à répéter toujours le même mot, les mêmes phrases.

Et puis il m’a souri. « T’as compris qu’il m’a dit ? »

Ouais ouais,

De la Dynamite !

jeudi 17 janvier 2013

Ping #8TER - N. D.

PONG! victime de son succès? Cette semaine encore, une contribution extérieure, en rebond à la vidéo n°7. Et c'est signé N.D. On la remercie encore et encore pour ce très beau renvoi de balle. Retour aux pongs la semaine prochaine avec une nouvelle vidéo.


L'Homme en rouge/
Vie en bleu/
Sommes sommes sommes
Quand je répète ton prénom en boucle dans ma bouche/ Je le lis et il prend son sens, quand je le répète il se délite, c'est un autre toi/
Et je m'y prends, à réfléchir, je me prends à penser au mot/ Que si tu avais une aura elle serait floue,
tu ne dégagerais rien et ça
ne serait surtout pas rouge

Je ne ferai pas mon sourire flou celui de tous les jours, toi tu ne comprendrais pas/ Tu me parlerais comme d'habitude, je ferais semblant de voir autour de toi
un halo et/ Ce ne serait pas dans tes yeux

Une lueur étrange habitait son regard. On n'y voyait que sa bouche, un trou de pupille rouge et blanc. L'iris bleu perçait à peine, et sa voix de craie crissait. Difficile de distinguer qui étaient les yeux qui étaient les lèvres, lorsqu'on l'apercevait dans un coin de vitrine, attendant, on était surtout frappé, non par son visage, mais par son rien. Si peu de consistance, un défaut de naturel - c'était un croque-mort un croque-dents, c'était l'assureur du coin, le commis de voyage en vitrine, la mallette ambulante de bureau-. S'il parlait le son sortant aiguiserait c'est sûr, les instincts de méfiance ou bien ce serait doux comme un sirop; il ne parle jamais ne tapote pas des doigts, pour compter, battre la mesure, il est étranger au rythme et seulement dans un cri, on pourrait l'imaginer vivant, uniquement s'il hurlait, mettre la vie dans l'image de l'attente. Une salle de blanc, des comptoirs bruns, beaucoup de verres, ça brille et c'est aussi flou, que lorsqu'on plisse les yeux et qu'on voit, à travers les cils, une brume de petits filaments noirs. J'en tords certains pour faire de la place, il voudrait moduler le flou à sa guise, se caresser ces poils pour mieux voir. Observer si le bulbe vient avec lorsqu'on arrache, même s'il sait que c'est la racine, c'est trop profond moins rond, ce millimètre blanc ou noir, le bulbe - désolé, le mot conviendrait mieux. Le bulbe de ses yeux rond comme un globe, celui qui laisserait passer la lumière, il y verrait à travers toi, la lueur ne serait pas floue et comme ça, tu sais on peut donner des auras aux gens, on joue à qui brille plus que l'autre, lui il ne joue plus depuis longtemps, c'est les éclats qu'il veut, les éclats ceux qu'on ne trouve pas dans les autres, les éclats fixes et immobiles des carafes. Les tubes à longs cols stériles, il les avait toujours imaginés rouges, avant de voir qu'il n'y a pas de couleur. L'endroit où il attend est blanc, ça fait bien longtemps que tout est blanc. Les globes les tasses à café les globules les dents les poils les odeurs, je voudrais du rouge, je prendrais du bleu pour te faire de l'indigo, tu creuserais pas et en fait, tu continuerais. Le voir c'était l'indifférence. Il attendait en costume, bleu foncé mal coupé, il n'attendait personne, marine et boutons de blazer marron. Avant il aurait senti le tabac froid, le regarder c'était la terreur. Qu'est-ce qui peut être aussi creux, que ses yeux, que son creux de bouche, sec et blanc, grumeleux salive qui scintille, la lueur de son regard, c'est comme si toi-même tu signais, jamais il ne t'a forcé, et tu te condamnes
à l'éternel retour.

Digue digue digue

Sommes sommes sommes sommes

Hommes hommes hommes

Tu comptes

pas


(à)