jeudi 21 février 2013

#12 - HORS-CHAMP


De sa rencontre avec le fantôme de l’actrice muette, rencontrée dans le hors champ, il avait obtenu la faculté de voir dans les marges. Plus rien ne l’intéressait que l’à-côté, le blanc entourant le texte, les trous de la pellicule, le souffle et le larsen léger qui couraient derrière l’enregistrement sonore. De sa compréhension des bordures, il fut à même d’expliquer ses manies. Tout était lié, bien entendu et non non non, aucune théorie du complot n’affleurait derrière sa nouvelle vision du monde. Plutôt une lucidité, un sens de la déduction qui confinait à l’illumination.

Il commença à voir les esquisses ratées. D’une coquille typographique, il put remonter aux défauts du caractère de plomb ou du manque de pression lors de l’impression. Il pouvait examiner les versions multiples d’un manuscrit à partir d’une simple faute d’orthographe. Il sentait les hésitations de la plume, comment le grain du papier influençait la pensée de l’auteur et, à partir de là, les propriétés intrinsèques du style, sa propre conception, le projet qui avait conduit à sa réalisation et la main du façonnier. Ouvrir un livre devint pour lui un exercice périlleux. D’une épreuve à l’autre, en équilibre, il se perdait dans les variantes de l’histoire, remontait la généalogie de l’auteur, pénétrait son caractère et se laissait aller aux angoisses de celui qu’il lisait. Un bref instant durant, il devinait le processus créatif dans son ensemble, réunissant en une seule migraine les sources d’inspiration, les aspects biographiques, les coups de génie et le fruit du hasard. Ces aspects du monde secret des textes lui provoquaient de terribles migraines et il restait ensuite de longs moments dans le noir pour atténuer ces sensations exacerbées.

Ce nouveau pouvoir continua d’inonder sa vie jusqu’à en devenir le point central. A mesure qu’il commença à pouvoir le maîtriser, il sut comment voyager depuis chez lui en partant d’un simple objet de consommation courante, visitant des usines, suivant le façonneur chez lui, explorant son intérieur. Il s’amusait à leur donner des noms et bientôt sa solitude se peupla de tous ces gens qui, par une simple action ou un complexe processus de réflexion, avaient contribué à créer les choses qui peuplaient son quotidien. Il ne voyait plus le peigne qui le coiffait, pas plus qu’il ne se regardait dans le miroir, il menait une conversation secrète avec ses nouveaux amis.

Il en vint à essayer de relier les gens entre eux, à trouver des rapports secrets entre ses fantômes. Il apprit que le bucheron qui avait abattu l’arbre dont on s’était servi pour son plancher avait travaillé sur une machine fabriquée en Pologne, justement dans la ville où avait été extrait le charbon qui produisait l’électricité dont se servait l’imprimeur slovaque chez qui avait été composé ce livre d’images qu’il conservait sur sa table de chevet. L’imprimeur utilisait lui-même une colle produite à partir de déchets de poissons attrapés notamment par le chalut d’un italien au large des côtes maltaises.

Il parcourut des boucles, tournant entre ses divers objets de par le monde, explorant les usines d’Europe et de Chine, les mines de fer et les puits de pétrole, les grandes forêts dont on extrait le papier et celles que l’on débite en copeaux agglomérés, les imprimeries d’où étaient extraits ses plus beaux livres et celles qui avaient commis le papier-peint de sa chambre. Il visita de nombreuses verreries, des industries chimiques et toutes sortes d’industries et de dépôts aux quatre coins du monde. Il fit vingt traversées de l’Atlantique en cargo et bien plus d’allers et retours dans la cale d’un avion, il remonta le temps à la recherche de certaines figures historiques. Il se demandait jusqu’où il pouvait aller, plonger au cœur de ces années oubliées, remonter jusqu’au commencement, trouver, à force d’explorations, le premier outil, le premier de ces singes à avoir maîtrisé le feu…


Le déroulé des années ne lui semblait plus si linéaire ni infini…